Sans rougir, nous avons questionné nos experts pour savoir à quelle heure nous pourrons dire que le 10e art, c’est les jeux vidéo.

Enter. Quand Pong est sorti en 1972, personne n’imaginait l’ampleur de la mutation des jeux vidéo en industrie. Les premières générations de consoles et les bornes d’arcades ont fait place à des mondes aux possibilités infinies. Si pour certains, la violence et l’aliénation sont toujours de mise au rayon polémiques (des scientifiques américains ont démontré que certains jeux entraînaient des traumatismes crâniens et Nadine Morano, la secrétaire d’Etat chargée de la Famille, a catalogué GTA IV d’« amoral »), pour les gens normaux, il s’agit plutôt d’une nouvelle forme d’art qui suit les traces du cinéma, né lui aussi sous le feu des critiques.

« Si le jeu vidéo n’est pas l’art des arts, Platon n’aura été qu’un geek des provinces d’Athènes. » L’argument de Frank Beau, directeur de l’ouvrage collectif Culture d’Univers, intronise la discipline dans l’histoire culturelle du XXIe siècle. Le troisième média en termes de chiffres d’affaire (après la télévision et la musique) interroge au niveau juridique – quel statut pour l’œuvre interactive ? – et, surtout, sur le plan artistique. Allumons la console.

Légitimité fragile

L’intégration du jeu vidéo dans l’espace culturel s’est accélérée au début des années 2000. Les créateurs Shigeru Miyamoto (ZeldaMario), Michel Ancel (RaymanBeyond Good & Evil) et Frédérick Raynal (Little Big AdventureTime Commando) sont faits Chevaliers des Arts et des Lettres en 2006. En septembre dernier, Frédéric Mitterrand annonce la création d’un Observatoire du Jeu Vidéo et Nathalie Kosciusko-Morizet lève vingt millions d’euros pour financer quarante-huit projets de serious games. Face à un tel branle-bas de fight, Frank Beau se veut prudent : « Ce n’est pas un art, bien qu’une partie de l’industrie veut que cela en soit un pour faciliter l’accès aux financements, aux aides substantielles, comme pour le cinéma. En attendant, moins il y aura de fantasme de la reconnaissance, plus le jeu aura de chance de développer ses qualités artistiques de manière ostentatoire. »

Les game designers, se considérant d’avantage comme des artisans du divertissement, alimentent peu le débat. Si certains concèdent qu’une partie de leur travail peut être artistique, aucun n’affirme encore « faire de l’art ». Le public, lui, ne se pose pas vraiment la question de la spiritualité mystique d’Okami, du génie conceptuel des palais de Zelda ou de la poésie environnementale de Flower. A quand une grammaire vidéoludique pour en percevoir toute la dimension ?

Matérialiser des propriétés du temps

Jusqu’à la fin des années 90, le cinéma était le seul média à s’approprier les autres disciplines artistiques. Le jeu vidéo va aujourd’hui plus loin : les mondes virtuels bâtis au croisement de l’art et de la science demandent une exigence mathématique et technologique : la programmation, les moteurs graphiques et physiques, l’intelligence artificielle et le réseau. Par ailleurs, les jeux développent un langage inédit, legameplay. François Bliss de la Boissière, critique jeux et cinéma à Première et au Nouvel Obs, est définitif: « Myst et ses suites, Out of This WorldSuper Mario 64Zelda : Ocarina of TimeAbe’s Oddysee, Ico, Shadow of the Colossus, Pixel Junk Eden, Braid font partie du patrimoine le plus élevé de l’humanité. » Des chefs-d’œuvre. Mais les jeux disposent-t-ils d’une riche palette de sujets (comme le cinéma) ? D’un éventail d’émotions (à la hauteur de la littérature) ?

En réalité, le jeu vidéo entame sa maturation créative et enfante, depuis peu, des ovnis comme Passage(Jason Rohrer, 2007), dont l’esthétique rétro sert une réflexion poignante sur la fatalité et touche au cœur et à l’esprit. Le 10e art se trouve probablement ici. Pour Gregory Szriftgiser, journaliste pour le siteGameblogBraid (Jonathan Blow, 2008) en est la meilleure illustration : « Les émotions, les réflexions qu’il suscite, aucune autre discipline n’en est capable. C’est la force de ces mécaniques d’interactivité : ils permettent au joueur d’appréhender sa beauté, matérialisant à l’écran, mais surtout dans nos têtes, certaines propriétés du temps. »

Ciment d’une culture populaire

L’expérience immersive existe en tant qu’œuvre audiovisuelle interactive. Car contrairement à un film où le spectateur est laissé seul avec sa parole, l’exploration, wiimote à la main, ne raconte pas d’histoire de manière linéaire et n’a de sens qu’investie par le joueur. Frank Beau : « Le joueur est un spectateur de lui-même en tant qu’acteur. Tout le génie du jeu vidéo – comme on parle de cinégénie et de télégénie – repose sur le regard sur une action qui nous est propre. Qu’on peut raffiner en mettant plus de 3D, de spatialisation sonore, de gameplay, de scénarios originaux, de petites astuces bêtes et efficaces, et surtout de témoins, à savoir : les autres joueurs. »

Il y a aussi dans le jeu vidéo ces moments instructifs qui renvoient des échos profonds de notre culture, en assumant des fonctions attribuées autrefois aux contes populaires, mythes et légendes. En développant les symboles du Bien et du Mal, du Destin ou des puissances magiques, les jeux vidéo perpétuent cette tradition orale qui cimente la culture populaire et parlent à l’inconscient collectif d’un peuple. Ils évoquent le mystère des origines et les puissances de la nature avec un langage imagé et symbolique, tissent de romanesque ce qu’ils empruntent parfois à une trame historique et créent le héros à partir de l’homme historique.

La tradition française se démarque par une conception un peu trop académique de l’art. Elle établit ainsi une hiérarchie stricte entre les formes d’expression. « Personne ne peut dire qu’un jeu vidéo égale La Joconde, rappelle Frank Beau, et tant que la majorité des gens soutiendra cette hypothèse, le jeu sera rangé dans la catégorie des arts mineurs, voire des arts qui n’en sont pas du tout. Il changera de statut le jour où l’on se sera souvenu que l’art est une démarche» Autrement dit, une entente est à négocier entre l’industrie, les institutions et le milieu intellectuel qui intégrerait définitivement les jeux vidéo dans le cercle restreint des arts. Et si le débat public correspond au processus d’assimilation dont a besoin une société, le jeu vidéo est déjà le 10e art.

Par Fanny Menceur et Samy Zakari – Standard n° 26 – janvier 2010

Joueur 1

Margherita Balzerani

Age : 34 ans.

Mission : Curateur et critique d’art et professeur de sémiotique et d’histoire de l’art à l’école de Manga, Eurasiam à Paris.

Avatar : Margherita Bertolucci (Second Life).

Ses pouvoirs :

2000 : DEA d’histoire de l’art contemporain à l’université La Sapienza, Rome.

2002 : Entrée au département de l’action culturelle du Palais de Tokyo, Paris.

2010 : Thèse de doctorat sur « les enjeux esthétiques des jeux vidéo et leur influence sur la création artistique contemporaine ».

Joueur 2

Eric Viennot

Age : 40 ans.

Mission : Créateur de jeux vidéo.

Avatar : Wander (Shadow of Colossus)

Ses pouvoirs :

1980-1985 : CAPES et l’agrégation d’arts plastique et enseigne à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne.

1990 : Fondation du studio de création Lexis Numérique.

1998 : L’Album secret de l’oncle Ernest, son premier CD-ROM destiné aux enfants.

2003 : Premier volet de la série In Memoriam, dont il a assuré la conception.

2007 : Nommé Chevalier des Arts et des Lettres.

2009-2010 : Prépare un jeu dit « Transmédia » et un autre en 3D sur PS3

Entretien

GTA = Grand Tableau Artistique

Delacroix, Lynch et Shigeru Miyamotomême combat ? Conversation en mode two players entre la critique d’art Margherita Balzerani et le concepteur Eric Viennot.

A quelle distance sommes-nous de considérer le jeu vidéo comme
le 10e art ?

Margherita Balzerani : Le jeu vidéo est rentré dans la culture populaire. Il est, sans conteste, le 10e art. Cela m’intéresse, dans ma démarche de critique, de faire accéder les jeunes générations à ce patrimoine.Pong, Arkanoid, Pacman ou Space Invaders sont déjà considérées comme des œuvres d’art. Cela dit, le jeu vidéo doit être appréhendé différemment du point de vue esthétique, en raison de sa dimension interactive.

Eric Viennot : Il est encore trop tôt pour le dire. Comparé au cinéma, certains disent qu’on en est aux années 50. Je dirais plutôt les années 10. Même de grands game designers comme Shigeru Miyamoto [MarioZelda] affirment qu’il ne s’agit que d’un divertissement. C’est une attitude saine – cela permet de créer sans trop se prendre au sérieux. N’oublions pas que les frères Lumière ne voyaient dans le cinéma qu’un objet utilitaire. Ce n’est qu’ensuite que Méliès ou Chaplin ont pris conscience de sa portée artistique.

Quels critères permettent de qualifier une discipline d’art ?

M. B. : Une œuvre d’art nous prend complètement les sens et dépasse la question subjective du beau. La notion d’art est à réviser car l’identification donne une dimension artistique supplémentaire au jeu vidéo. Prenez La Rotative Plaque Verre de Marcel Duchamp (1920) : une machine qu’il ne définissait pas comme une œuvre d’art, mais comme une invention ; le mouvement déclenché par la rotation d’une turbine hypnotisait le spectateur. J’aime faire l’analogie avec le jeu vidéo qui n’existe que si le joueur s’implique.

E. V. : Le jeu, parce qu’il s’articule autour du gameplay, a tout pour être un art accompli. Il fait vivre au public une expérience complète et immersive, permet de construire une œuvre totale, avec ses lieux, ses bâtiments, ses sons, ses variations de lumière et de climat, sa logique interne.

Est-il un art mineur – ou un art impur – suscitant d’autres émotions qu’artistiques ?

M. B. : Considérations désuètes. L’artiste japonais Takashi Murakami s’inspire beaucoup de l’esthétique manga, non pas parce qu’elle est populaire, mais parce qu’il n’y a plus de hiérarchie dans la production culturelle. J’accompagne des artistes qui détournent les jeux pour en faire de véritables œuvres, tels l’Américain Cory Arcangel, qui a détourné Super Mario dans une vidéo où il efface l’interface graphique pour ne laisser que des nuages, ou le Français Martin Le Chevalier, qui a créé en 2001 Vigilance 1.0 au moment où le gouvernement se posait des questions sur la sécurité. Je collabore aussi avec des éditeurs de jeu pour mettre en avant l’aspect esthétique de leurs sorties.

E. V. : Tout le monde sait que le cinéma est le 7e art, mais tout le monde ne sait pas quels sont les autres*, dont certains ne sont pas les plus représentatifs de l’idée que je me fais de l’art. La télévision est devenue obsolète pour la jeune génération qui l’a remplacé par Internet, les mangas et les jeux vidéo.

Sa fonction ludique le place-t-il hors-jeu ?

M. B. : Les univers populaires comme le tuning ou le cosplay intéressent bon nombre d’artistes. Les Français ont du mal à reconnaître la dimension ludique dans la culture, parce qu’ils sont encore trop attachés à cette conception très XIXe de l’art. Pourtant Marcel Duchamp, l’un des artistes les plus ironiques à cet égard, est français.

E. V. : La force du jeu vidéo est de renouer avec les sensations des jeux d’enfants. Si pour certains, l’art doit être sérieux voire austère, le jeu a toujours été un élément important dans la création artistique. Ce qui est rébarbatif, ce sont les théories de conférenciers bavards.

Quels jeux élèveriez-vous au rang d’art ?

E. V. : Shadow of Colossus et Ico sont des expériences incroyables.

M. B. : J’adore Braid, qui joue avec l’élasticité du temps. Flowers offre une expérience singulière et poétique. Enfin Rez, que j’ai exposé il y a deux ans au Festival du Jeu Vidéo de Paris.

Attendez-vous une meilleure reconnaissance des créateurs ?

M. B. : Absolument. Le nom de l’auteur passe souvent inaperçu au générique de fin car il faut créditer tous ceux qui ont participé à la conception. C’est aussi lié aux éditeurs qui gardent souvent les droits et ne laissent qu’une marge réduite aux concepteurs.

E. V. : Au cinéma, il a fallu du temps pour voir émerger la notion d’auteur. Pour les jeux vidéo, c’est pareil : on connaît davantage Mario ou Lara Croft que leurs designers. J’ajoute que ces derniers ne sont pas toujours conscients d’avoir un point de vue d’auteur.

Se considèrent-ils comme des artisans, des artistes ?

M. B. : On peut faire l’analogie avec un atelier de la Renaissance italienne comme la Bottega de Michel-Ange : pour concevoir un jeu, un artiste s’occupe du dessin, un autre de la musique, un autre dugameplay, etc. La question de l’artiste numérique me dérange. C’est comme si on disait de Léonard ou Michel-Ange qu’ils étaient des artistes sculpturaux ou picturaux. L’expression de l’artiste va au-delà du média.

E. V. : Je viens des arts plastiques et je me suis intéressé aux jeux vidéo, un monde où tout est à faire. Peut-être que le jeu vidéo permettra la naissance de nouveaux arts, ou qu’il se divisera en plusieurs branches.

Où en est le jeu vidéo en termes d’émotions ?

M. B. : J’ai décidé de m’occuper du jeu vidéo en tant qu’art en jouant à IcoLorsque j’ai senti le cœur de la jeune fille battre par les vibrations de la manette, j’en ai pleuré. Le jeu vidéo peut engendrer de l’angoisse, elle-même source d’adrénaline.

E. V. : Pour que les émotions passent, il faut oublier la technique. Fumito Ueda [IcoShadow of the Colossus] est l’un des rares designers à savoir faire passer ses prouesses technologiques au second plan, pour mettre en lumière la narration, la poésie et l’émotion. L’élasticité du temps est l’autre point fort. Jouer pendant trente heures nécessite une affinité avec un personnage. Quand vous l’accompagnez pendant des semaines, votre empathie n’est pas la même que pour le héros d’un film.

Ne confondons-nous pas œuvre d’art et loisir culturel ?

M. B. : Le jeu vidéo est déjà les deux. Je ne suis pas contre l’idée d’un musée du jeu vidéo, à condition que ce ne soit pas le Louvres.

E. V. : Même sans succès commercial, un jeu touche au moins cent mille personnes. Le jeu vidéo fait de l’art populaire, au sens noble.

* Selon Hegel et son Esthétique ou la philosophie de l’art (1818-1829), il s’agit de l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la danse et la poésie. Le « 7e art » est une expression proposée en 1919 par l’écrivain français Ricciotto Canudo pour désigner le cinéma ; sont venus s’ajouter en 8e position les arts médiatiques (radio, télé et photo) et enfin, la bande dessinée.