Entretien
GTA = Grand Tableau Artistique
Delacroix, Lynch et Shigeru Miyamoto, même combat ? Conversation en mode two players entre la critique d’art Margherita Balzerani et le concepteur Eric Viennot.
A quelle distance sommes-nous de considérer le jeu vidéo comme
le 10e art ?
Margherita Balzerani : Le jeu vidéo est rentré dans la culture populaire. Il est, sans conteste, le 10e art. Cela m’intéresse, dans ma démarche de critique, de faire accéder les jeunes générations à ce patrimoine.Pong, Arkanoid, Pacman ou Space Invaders sont déjà considérées comme des œuvres d’art. Cela dit, le jeu vidéo doit être appréhendé différemment du point de vue esthétique, en raison de sa dimension interactive.
Eric Viennot : Il est encore trop tôt pour le dire. Comparé au cinéma, certains disent qu’on en est aux années 50. Je dirais plutôt les années 10. Même de grands game designers comme Shigeru Miyamoto [Mario, Zelda] affirment qu’il ne s’agit que d’un divertissement. C’est une attitude saine – cela permet de créer sans trop se prendre au sérieux. N’oublions pas que les frères Lumière ne voyaient dans le cinéma qu’un objet utilitaire. Ce n’est qu’ensuite que Méliès ou Chaplin ont pris conscience de sa portée artistique.
Quels critères permettent de qualifier une discipline d’art ?
M. B. : Une œuvre d’art nous prend complètement les sens et dépasse la question subjective du beau. La notion d’art est à réviser car l’identification donne une dimension artistique supplémentaire au jeu vidéo. Prenez La Rotative Plaque Verre de Marcel Duchamp (1920) : une machine qu’il ne définissait pas comme une œuvre d’art, mais comme une invention ; le mouvement déclenché par la rotation d’une turbine hypnotisait le spectateur. J’aime faire l’analogie avec le jeu vidéo qui n’existe que si le joueur s’implique.
E. V. : Le jeu, parce qu’il s’articule autour du gameplay, a tout pour être un art accompli. Il fait vivre au public une expérience complète et immersive, permet de construire une œuvre totale, avec ses lieux, ses bâtiments, ses sons, ses variations de lumière et de climat, sa logique interne.
Est-il un art mineur – ou un art impur – suscitant d’autres émotions qu’artistiques ?
M. B. : Considérations désuètes. L’artiste japonais Takashi Murakami s’inspire beaucoup de l’esthétique manga, non pas parce qu’elle est populaire, mais parce qu’il n’y a plus de hiérarchie dans la production culturelle. J’accompagne des artistes qui détournent les jeux pour en faire de véritables œuvres, tels l’Américain Cory Arcangel, qui a détourné Super Mario dans une vidéo où il efface l’interface graphique pour ne laisser que des nuages, ou le Français Martin Le Chevalier, qui a créé en 2001 Vigilance 1.0 au moment où le gouvernement se posait des questions sur la sécurité. Je collabore aussi avec des éditeurs de jeu pour mettre en avant l’aspect esthétique de leurs sorties.
E. V. : Tout le monde sait que le cinéma est le 7e art, mais tout le monde ne sait pas quels sont les autres*, dont certains ne sont pas les plus représentatifs de l’idée que je me fais de l’art. La télévision est devenue obsolète pour la jeune génération qui l’a remplacé par Internet, les mangas et les jeux vidéo.
Sa fonction ludique le place-t-il hors-jeu ?
M. B. : Les univers populaires comme le tuning ou le cosplay intéressent bon nombre d’artistes. Les Français ont du mal à reconnaître la dimension ludique dans la culture, parce qu’ils sont encore trop attachés à cette conception très XIXe de l’art. Pourtant Marcel Duchamp, l’un des artistes les plus ironiques à cet égard, est français.
E. V. : La force du jeu vidéo est de renouer avec les sensations des jeux d’enfants. Si pour certains, l’art doit être sérieux voire austère, le jeu a toujours été un élément important dans la création artistique. Ce qui est rébarbatif, ce sont les théories de conférenciers bavards.
Quels jeux élèveriez-vous au rang d’art ?
E. V. : Shadow of Colossus et Ico sont des expériences incroyables.
M. B. : J’adore Braid, qui joue avec l’élasticité du temps. Flowers offre une expérience singulière et poétique. Enfin Rez, que j’ai exposé il y a deux ans au Festival du Jeu Vidéo de Paris.
Attendez-vous une meilleure reconnaissance des créateurs ?
M. B. : Absolument. Le nom de l’auteur passe souvent inaperçu au générique de fin car il faut créditer tous ceux qui ont participé à la conception. C’est aussi lié aux éditeurs qui gardent souvent les droits et ne laissent qu’une marge réduite aux concepteurs.
E. V. : Au cinéma, il a fallu du temps pour voir émerger la notion d’auteur. Pour les jeux vidéo, c’est pareil : on connaît davantage Mario ou Lara Croft que leurs designers. J’ajoute que ces derniers ne sont pas toujours conscients d’avoir un point de vue d’auteur.
Se considèrent-ils comme des artisans, des artistes ?
M. B. : On peut faire l’analogie avec un atelier de la Renaissance italienne comme la Bottega de Michel-Ange : pour concevoir un jeu, un artiste s’occupe du dessin, un autre de la musique, un autre dugameplay, etc. La question de l’artiste numérique me dérange. C’est comme si on disait de Léonard ou Michel-Ange qu’ils étaient des artistes sculpturaux ou picturaux. L’expression de l’artiste va au-delà du média.
E. V. : Je viens des arts plastiques et je me suis intéressé aux jeux vidéo, un monde où tout est à faire. Peut-être que le jeu vidéo permettra la naissance de nouveaux arts, ou qu’il se divisera en plusieurs branches.
Où en est le jeu vidéo en termes d’émotions ?
M. B. : J’ai décidé de m’occuper du jeu vidéo en tant qu’art en jouant à Ico. Lorsque j’ai senti le cœur de la jeune fille battre par les vibrations de la manette, j’en ai pleuré. Le jeu vidéo peut engendrer de l’angoisse, elle-même source d’adrénaline.
E. V. : Pour que les émotions passent, il faut oublier la technique. Fumito Ueda [Ico, Shadow of the Colossus] est l’un des rares designers à savoir faire passer ses prouesses technologiques au second plan, pour mettre en lumière la narration, la poésie et l’émotion. L’élasticité du temps est l’autre point fort. Jouer pendant trente heures nécessite une affinité avec un personnage. Quand vous l’accompagnez pendant des semaines, votre empathie n’est pas la même que pour le héros d’un film.
Ne confondons-nous pas œuvre d’art et loisir culturel ?
M. B. : Le jeu vidéo est déjà les deux. Je ne suis pas contre l’idée d’un musée du jeu vidéo, à condition que ce ne soit pas le Louvres.
E. V. : Même sans succès commercial, un jeu touche au moins cent mille personnes. Le jeu vidéo fait de l’art populaire, au sens noble.
* Selon Hegel et son Esthétique ou la philosophie de l’art (1818-1829), il s’agit de l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la danse et la poésie. Le « 7e art » est une expression proposée en 1919 par l’écrivain français Ricciotto Canudo pour désigner le cinéma ; sont venus s’ajouter en 8e position les arts médiatiques (radio, télé et photo) et enfin, la bande dessinée.